Mercredi 20 juin 2018, 14h15, Saint-Quentin-en-Yvelines

 

  Parfois, écrire est difficile. Il y a alors deux solutions : ou bien ne pas écrire, tout simplement, ou bien écrire comme on pense, en partant d’une idée pour aller à une autre, sans se forcer.

  Il m’est difficile d’écrire sur les quatre derniers mois de ce voyage d’un an et demi, quatre mois laissés en arrière pour plonger dans l’inconnu du retour en pays plus si connu – en tous cas inconnu de ces nouveaux yeux, ces yeux trouvés sur le chemin, comme on trouverait une vieille paire de lunettes abandonnée, et dont on se rendrait compte qu’elles nous vont parfaitement.

  Des lunettes, c’est justement pour cela que je me trouve maintenant dans ce train de banlieue parisienne, entre Les Essarts le Roi et Versailles. Un rendez-vous de dernière minute, et me voilà en route chez l’ophtalmo pour évaluer le degré de myopie de ces yeux qui, s’ils ont changé, ne voient pas moins flou que les précédents. Or, si le voyage m’a bien appris quelque chose, c’est que voir clair de temps en temps n’est quand même pas désagréable.

  En septembre dernier, alors qu’Anaïs et moi terminions l’une des rares journées de voyage à vélo en Iran, nous installâmes notre campement au bord d’une petite rivière coulant au milieu d’un lit large et désertique, couvert d’arbustes secs, de buissons épineux et d’herbe jaunie. Nous profitâmes de cette nuit d’isolement, dans ce pays où les rencontres sont légion, pour nous asseoir calmement autour d’un feu. Puis, avant de rentrer sous la tente, nous nous brossâmes les dents en regardant les étoiles.

  « Mouaich » dis-je, la bouche pleine de dentifrice. « Ch’est beau mais j’ai géjà vu ges chiels plus c’airs. »

  « Attends, essaie avec ça » répondit Anaïs en me tendant ses lunettes.

  Je les mis sur mon nez, et…

  « Ouaaaaaah ! Je n’avais pas vu autant d’étoiles depuis des années ! » m’exclamai-je.

  C’était tout simplement magique.

  Par la suite, je lui ai régulièrement emprunté ses lunettes pour quelques minutes de plaisir oculaire. L’une des dernières fois fut à Athènes, deux jours avant de partir, lors de la fête pour les deux ans du squat City Plaza. Cherchant un ami dans une foule d’un petit millier de personnes, je pus profiter de ces indispensables prothèses pour scruter les visages à l’autre bout de la salle. Je dois toutefois admettre que je n’aurais pas pu le retrouver s’il ne mesurait pas presque deux mètres.

  Cet ami, c’est Iannis, un grec rencontré en février 2017 à Milia, en Crète. Me connaissant depuis à peine cinq minutes, il m’avait très spontanément offert d’habiter dans son appartement vide à Athènes pour les deux mois suivants, pendant que lui serait en Inde. Une belle leçon d’amitié et de confiance que je n’oublierai jamais.

  De retour à City Plaza au début de l’année 2018, je retrouvai Iannis dans un bar athénien où il m’avait invité pour écouter un ami à lui jouer du Sitar, cet instrument indien aux cordes innombrables. Quelques jours plus tard, il venait visiter le squat et s’engageait à revenir deux fois par semaine pour faire bénéficier la communauté de ses compétences de pédiatre. Pendant ce temps, j’étais moi aussi de plus en plus occupé avec les enfants. Je m’étais pourtant dit, en arrivant trois semaines plus tôt, que je ne m’impliquerais pas dans les mêmes activités que l’année précédente…

  Mais on ne change pas une équipe qui gagne, comme on dit, et puisque j’étais déjà fiché comme « le gars qui s’occupe des enfants », j’avais accepté cette fatalité de bonne grâce. Les trois premières semaines, je passai mon temps entre les activités avec les enfants de plus en plus prenantes, les sorties au parc le dimanche, la rénovation de la « kids room » construite l’année précédente, les autres « shifts » (cuisine, bar, sécurité à l’entrée du squat…), mais aussi la rencontre incessante de nouvelles personnes, les soirées dans le quartier d’Exarcheia, la musique, les meetings d’organisation du squatt, les parties de backgammon avec les autres résidents…

  Puis Anaïs arriva et les choses se précipitèrent. Marine vint de France pour passer cinq jour avec nous. Mon ami Maxime vint en visite pendant vingt jours, des amies d’Anaïs vinrent la voir aussi, et je m’impliquai de plus en plus intensément dans diverses activités et projets, nouai des amitiés de plus en plus fortes avec quelques réfugiés et volontaires en particulier.

  Côté projets, Anaïs et moi commençâmes par terminer la rénovation de la salle pour les enfants, en construisant une grande tente en bois et en tissu. Puis, tout en continuant les sorties au parc le dimanche, nous nous lançâmes dans la réalisation d’un mini-film avec les ados, qui a déjà fait l’objet d’un article sur le blog, suivi d’un projet de théâtre avec les enfants pour célébrer les deux ans de City Plaza. Nous reprîmes la musique, seuls, à deux, trois ou plus. Un accordéon prêté par un ami grec me permit de survivre pendant deux mois en allant jouer dans la rue et les marchés d’Athènes.

  En parallèle, je m’impliquai dans le groupe de réflexion sur les inégalités liées aux genres, le « Gender Group » de City Plaza. Le 8 mars, journée internationale des droits des femmes, nous affichâmes dans tout le bâtiment des messages écrits par les femmes qui y vivaient. Des messages forts, parfois pleins de colère, qui suscitèrent de vives réactions dans toute la communauté, à tel point qu’il nous fallut trois jours de débats incessants pour revenir au calme. Mais la bienveillance et la solidarité au sein du petit groupe ayant organisé l’action me donnèrent une meilleure compréhension des autres et de moi-même, beaucoup d’affection pour toutes ces personnes, beaucoup de joie, et une grande réserve d’énergie pour la suite.

  Continuant de plus belle, je décidai aussi de m’ouvrir un peu plus aux lieux environnants, en allant à des cours de yoga gratuits, à raison de deux ou trois séances matinales par semaine, et en participant à plusieurs ateliers de réflexion collective sur l’éducation auprès des migrants, à l’association Khora, dans le quartier d’Exarcheia.

  La vie citadine étant parfois oppressante, je m’échappai à plusieurs reprises du bruit et de la pollution pour retrouver un peu de nature en compagnie d’amis, pour un, deux ou cinq jours. Depuis Athènes, quelques heures de stop ou de transports en commun suffisent pour se rendre dans des lieux magnifiques, tels la cabane perchée sur le mont Parnissa, la lagune et le phare de Limni Vouliagmenis, ou même les villes côtières de Nafplio et Epidavros. Des parenthèses magiques qui me faisaient revenir chaque fois plus frais et motivé que jamais.

  L’une de ces escapades, à Lavrio, fut particulièrement marquante. Avec une douzaine de membres de City Plaza, je me rendis dans ce camp kurde, où nous étions tous invités pour célébrer Newroz, le nouvel an du calendrier persan. Un véritable choc culturel, où nous nous vîmes successivement joyeux, curieux, choqués, et immensément tristes de voir cette communauté arrachée à sa terre de malheur, loin des proches restés là bas, sous les bombes et l’oppression. J’en revins avec une sensibilité nouvelle sur toute cette impossible situation. Quelques semaines plus tard, un autre drame conduisit les membres de City Plaza sur la place Syntagma, pour se tenir aux côtés des familles de seize femmes, hommes et enfants morts noyés dans la Méditerranée au large de la Grèce. Profondément touché, j’écrivis le soir même un texte témoignant l’horreur, la tristesse et la colère que nous avons tous ressenties ce soir-là.

« CAN YOU HEAR THE SILENCE ? »

Hier, nous nous sommes rassemblés avec émotion sur la place Syntagma à Athènes, en mémoire des 16 personnes qui sont mortes noyées en mer Egée le 16 mars dernier, à cause de l’inaction volontaire des garde-côtes. Se trouvaient avec nous les familles des victimes, en pleurs, portant les photos de leurs enfants, de leurs proches, alignées devant 16 tombes symboliques, « à la mémoire d’un enfant, d’une femme, d’un homme, qui aurait dû être sauvé ».

Nous nous sommes rassemblés pour réclamer justice. Pour crier la vérité : ce n’était pas un accident, c’était un crime !

Le crime des garde-côtes, qui ont ignoré pendant 24 heures les appels à l’aide lancés par les proches des victimes, informés du naufrage par téléphone. Les garde-côtes qui ont laissé pendant 24 heures des gens lutter contre les vagues dans l’eau glaciale.

Mais aussi le crime des gouvernements pour qui la vie des réfugiés ne vaut plus rien, qui mènent des politiques d’horreur et de mort en cachant leur bonne conscience derrière des chiffres et des quotas.

La réalité, ce n’est pas les chiffres ou les quotas. C’est cette femme qui pleure la mort de ses enfants. Cet homme qui a dû assister de loin, impuissant, au décès de ses proches. Cette autre femme qui crie sa colère et réclame justice pour ses soeurs et son petit frère.

Ne les oublions pas.

 

  Puis, soudain, sans qu’on s’en aperçoive, il ne resta plus qu’une semaine avant le départ. Une semaine partagée entre l’excitation, l’incertitude, la difficulté à réaliser, et une sorte de panique diffuse par peur de n’avoir pas tout fait, tout dit, de n’avoir pas passé assez de temps avec certains amis, de n’avoir pas encore découvert telle ou telle personne. Je dormis peu, courus beaucoup, et me consacrai à la dernière grande envolée, l’anniversaire des deux ans de City Plaza, et la pièce de théâtre montée pour l’occasion avec les enfants.

  Deux jours plus tard et des siècles trop tôt, vint le temps des adieux. Au revoir Mahmoud, Mofak, Alishba, Takwa, Camille, Jamie, Eleni, Abbas, Rida, Renas, Maitiu, Samir, Agathe, Elye, Sunil, Quentin, Shaqaeiq, Bijan, Amal, Fatima, Georgia.

  Et bonne chance à tous.