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Au fond des forêts de l’Outre-Monde, là où les arbres sans âge enfoncent branches et racines dans l’épaisseur du néant, où le silence croupit entre les feuilles de l’humus, où la lumière s’égare et même le temps semble à jamais reprendre son souffle, là, au milieu de ce fatras de branches, lianes, mousses et lichens, il y avait une porte.

C’était une porte modeste qui serait passée inaperçue si elle ne s’était pas trouvée dans endroit aussi inhabituel. Elle était faite d’un simple cadre et d’un battant, sans autre ornement qu’une large serrure fermée à triple tour.

Non loin de là, dans une cabane entre deux gros troncs, vivait une vieille serrurière. Jour après jour, sa seule occupation était de fabriquer des clefs pour cette unique et mystérieuse porte. Sur les murs de son atelier, des centaines de ces clefs pendaient, accrochées à des clous. Elle en donnait une à quiconque le lui demandait, sans rien exiger en échange. Et nombreux étaient les visiteurs qui venaient la voir, curieux d’aller regarder de l’autre côté de cette porte, dont on disait qu’elle ouvrait sur le Vrai-Monde.

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Un jour, vint Oum’Pô, l’aîné d’une petite famille qui vivait près d’une source, très loin de là. Il s’était égaré en chemin, et avait très faim. Il alla trouver la vieille serrurière, qui décrocha une clef du mur et la lui tendit. « Va, dit-elle, ouvre la porte, tu trouveras ce dont tu as besoin ».

Oum’Pô se rendit donc devant la porte, enfonça la clef dans la serrure et fit trois tours. Le battant s’ouvrit en silence, et Oum’Pô franchit le seuil.

Il se retrouva dans un immense jardin inondé de soleil. L’abondance y rayonnait. Les branches des arbres ployaient à toucher terre sous le poids des fruits juteux et multicolores. De grosses courges toutes en chair reposaient entre les délicates et tendres salades, les plants de tomates et de poivrons, les céréales dorées qui se partageaient chaque parcelle du sol. Des chèvres et des brebis vigoureuses paissaient tranquillement dans des prés verdoyants. Partout autour de lui, des gens s’activaient, semant, bêchant, arrosant, récoltant à tout va. Leurs rires chaleureux se mêlaient aux chants des oiseaux, et aux vrombissement d’étranges machines…

Curieux, Oum’Pô s’approcha pour voir de plus près. Il y avait toutes sortes de machines pour toutes sortes de tâches : machines à arroser, machines à tailler, à creuser, polliniser, trier, cueillir, éplucher, transporter, bouturer, débouturer et repiquer. « Comme c’est intelligent ! Pensa-t-il ». Non loin de là, un groupe d’hommes et de femmes assis en cercle le hélèrent. « Viens manger avec nous ! Il y en a assez pour tout le monde. »

Oum’Pô se rappela qu’il avait très faim, et alla s’asseoir avec eux. Il se retrouva bien vite avec tout un tas de friandises dans les mains. « Cet endroit est merveilleux ! Dit-il entre deux bouchées. Vous ne manquez de rien. Je voudrais tant apprendre à cultiver comme vous ! ». Tous rirent et applaudirent sa déclaration. « Rien de plus facile, lui répondit-on. Il y a assez de travail pour tout le monde ».

Oum’Pô resta une année entière dans le Vrai-Monde. Il apprit tous les cycles de la nature, les techniques de culture, le fonctionnement des machines. Il apprit à observer, mesurer et expérimenter. Il apprit à chercher, découvrir et inventer. Il apprit jusqu’à comprendre l’essence même de la matière. Alors, il remercia ses compagnons et s’en fut retraverser la porte.

De retour dans la forêt, Oum’Pô, impatient de partager ses découvertes, se rendit dans un village voisin. « Ecoutez-moi ! Dit-il aux habitants réunis. J’ai vu le Vrai-Monde, et je connais le Chemin. Fini de glaner, chasser, et d’avoir toujours faim. Coupez arbres et buissons, faites clairière ! Grâce aux techniques de la science, nous planterons, cultiverons, récolterons. Nous vivrons dans l’abondance jusqu’à la nuit des temps ! Et ainsi fut-il.

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Dans sa cabane, la vieille serrurière continuait son travail.

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Quelques mois plus tard, vint Oum’Pâ, le petit frère d’Oum’Pô. Depuis le départ de son aîné, compagnon de tous ses jeux, Oum’Pâ s’ennuyait. Il était venu le chercher, et commença donc par aller questionner la vieille serrurière. Celle-ci décrocha une clef du mur, et la lui tendit. « Va, dit-elle, ouvre la porte, tu trouveras ce dont tu as besoin ».

Oum’Pâ se rendit donc devant la porte, enfonça la clef dans la serrure et fit trois tours. Le battant s’ouvrit en silence, et Oum’Pâ franchit le seuil.

Le paysage qu’il découvrit lui coupa le souffle. Il se trouvait sur une lande verte, au bord d’une falaise surplombant la mer. A l’horizon, un immense soleil orangé illuminait le monde de ses couleurs chaudes. L’astre descendait à vue d’œil, virant peu à peu au rouge, allongeant les ombres sur la prairie, et chaque instant qui passait révélait de nouvelles teintes, de nouvelles courbes toujours plus merveilleuses.

« Magnifique, n’est-ce pas ? » dit une voix derrière lui.

Oum’Pâ se retourna, pour découvrir une femme, assise derrière un chevalet, qui lui souriait.

« Je viens ici presque tous les jours pour peindre » dit-elle en levant son pinceau. « Je n’ai jamais fait deux tableaux identiques, car le paysage ici est toujours nouveau. »

Oum’Pâ s’approcha pour observer le tableau. « Quelle merveille ! » s’exclama-t-il. « J’aimerais tant apprendre à peindre comme toi. ».

« Tu apprendras si tu restes ! Dit-elle. Mais pour l’instant, la nuit est tombée. Fini les yeux, place aux oreilles. Suis-moi ! » Et elle partit en courant et riant dans la lande. Oum’Pâ la suivit jusqu’à une petite colline, au sommet de laquelle on avait allumé un grand feu. Tout autour du brasier, des femmes et des hommes dansaient follement, leurs cris de joie se mêlant à la mélodie entêtante jouée par un groupe de musiciens endiablés. A peine était-il arrivé que des mains se tendirent vers lui pour l’entraîner dans la danse. « Quelle merveille ! s’exclama-t-il en suivant le rythme de tout son corps. Je veux tout apprendre de cet endroit ! » Un concert de cris et d’applaudissements vint approuver ses paroles.

Oum’Pâ resta un an dans le Vrai-Monde. Il apprit la danse, la musique, la peinture, le théâtre. Il apprit à sculpter la pierre, à conter des histoires. Il apprit à composer ses propres œuvres, à inventer de nouveaux styles, de nouveaux gestes. Il apprit à voir la beauté présente dans un brin d’herbe, dans les chants des oiseaux, dans l’odeur des fleurs au printemps. Il apprit jusqu’à saisir l’essence même de l’Art. Alors, il remercia ses amis et s’en fut retraverser la porte.

De retour dans la forêt, Oum’Pâ était impatient de partager ce qu’il avait vécu, et se rendit donc dans un village voisin. « Ecoutez-moi ! Dit-il aux villageois réunis. J’ai vu le Vrai-Monde, et je connais le Chemin. Fini de vivre dans l’ennui et la laideur, que l’Art nous illumine tous ! Allez chercher tout ce qui est jaune, vert, rouge et bleu, il nous faut du pigment ! Ressortez contes et légendes de vos vieilles mémoires. Trouvez des bois creux pour les flûtes, et de grandes peaux pour les tambours ! Allumez un feu, nous allons danser jusqu’à la nuit des temps ! Et ainsi fut-il.

Oum’Pâ, toutefois, n’avait pas oublié son désir de retrouver son frère. Il partit visiter les villages environnants, et finit par arriver chez Oum’Pô. Celui-ci l’accueillit les bras ouverts.

« Oum’Pâ, mon frère, bienvenue dans le Vrai-Village ! Ici la vie est belle, grâce aux sciences que j’ai ramenées du Vrai-Monde. Vois ces champs, ces vergers. Nous ne manquons de rien. Reste avec nous, il y a assez de place pour tous. »

Oum’Pâ n’en croyait pas ses oreilles. Son frère était-il devenu fou ? « Oum’Pô, dit-il, je suis très content de te revoir, mais ce que tu dis est faux. J’ai vu le Vrai-Monde, et il n’est pas ainsi. Il est fait de couleurs, de musique et de danses. Viens dans mon village, tu verras que je dis la vérité. »

« Comment ? S’exclama Oum’Po. Tu me traites de menteur, moi, ton propre frère ? Je sais ce que j’ai vu. Si ton village existe, il est une insulte à la pureté du Vrai-Monde ! Plutôt mourir que d’y aller !

« Puisque c’est comme ça, je m’en vais, cracha Oum’Pâ. Mais je ne laisserai pas la Vérité être souillée de la sorte. Je reviendrai pour mettre le feu à ton village diffamateur ! » Et il partit sans se retourner.

La guerre éclata entre les deux villages. Oum’Pô et Oum’Pâ se livraient un combat sans merci, sans qu’aucun d’eux n’arrive à prendre l’avantage sur l’autre.

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Dans sa cabane, la vieille Serrurière continuait son travail.

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Un soir, arriva Oum’Pê, le petit frère d’Oum’Pô et Oum’Pâ. Tout de noir vêtu, Oum’Pê était porteur d’une bien triste nouvelle : la maladie avait emporté leurs parents. Il avait fait tout ce long chemin pour prévenir ses aînés. Triste et abattu, ne sachant où les chercher, il commença par frapper à la porte de la vieille Serrurière. Celle-ci le fit entrer, puis décrocha une clef du mur et la lui tendit. « Va, dit-elle, ouvre la porte, tu trouveras ce dont tu as besoin ».

Oum’Pê la remercia, et se rendit devant la porte. Il enfonça la clef dans la serrure, fit trois tours, et entra…

Il vacilla, pris d’un vertige. Il se trouvait au milieu du ciel, à une hauteur incroyable. Loin en-dessous de lui, il voyait un paysage d’eau et de verdure qui disparaissait par moments, caché par un nuage filant à toute allure. Tout autour de lui, d’autres nuages formaient d’immenses masses blanches, hautes comme des montagnes, qui s’étiraient et se déchiraient sous l’action du vent. Au dessus de sa tête, le Soleil de midi brillait de mille feux.

Oum’Pê se sentait léger, plus léger qu’il ne l’avait jamais été. Toute sa tristesse, toute sa misère le quittaient peu à peu, emportés par la course des éléments. Il soupirait d’aise, lorsqu’il entendit un son. Ce n’était pas vraiment un chant, plutôt une note unique, un fredonnement paisible qui semblait naître du vent lui-même, variant doucement au gré des rafales et des accalmies. Alors, il vit quelqu’un sortir d’un nuage pour venir vers lui. L’homme qui s’approchait avait un beau visage rond et détendu, un léger sourire toujours accroché à ses lèvres. Son corps était drapé dans un tissu coloré, qui semblait fait d’air pur plus que de véritable matière. De sa bouche entrouverte s’échappait l’étrange murmure, et lorsqu’il parla, le son sembla continuer de lui-même.

« Bienvenue, Oum’Pê », dit-il. Nous t’attendions. »

« Vous… vous m’attendiez ? » répéta Oum’Pê.

« Oui. Le Soleil, le Vent, m’ont prévenu de ton arrivée. Nombreux sont ceux qui, ayant perdu des proches, trouvent refuge au Pays de l’Esprit. Tu pourras y rester le temps que tu voudras.

« C’est un magnifique pays, dit Oum’Pê. Et je me sens déjà mieux, c’est vrai. Mais rester… je ne saurais pas quoi y faire ».

« Je te montrerai, répondit l’homme. Je t’enseignerai la voie du Ciel, la voie de l’Âme. Tu vivras dans une grotte, sur la Terre que tu vois en-dessous. Chaque jour, tu te lèveras avant l’aube. Tu iras purifier ton corps à la rivière, puis tu escaladeras la montagne pour aller saluer le Soleil qui se lève. Tu passeras la matinée au sommet, à prier le Soleil et le Vent, la Pluie et l’Orage, selon les rites que je t’apprendrai. Tu passeras la fin de la journée à travailler la Terre, et au coucher du jour, tu t’assiéras pour chercher les Réponses cachées au fond de toi. Ton chemin prendra fin quand tu auras appris à voler.

« Mais… je sais déjà voler. » Dit Oum’Pê.

« Non. Tu ne sais pas ». Répondit l’homme, et Oum’Pê remarqua aussitôt qu’il avait cessé de fredonner.

Il se mit soudain à tomber, tomber de plus en plus vite. Il cria, agita vainement les bras, la Terre se rapprochait… et il atterrit mollement dans l’herbe verte. A côté de lui, au pied d’une falaise, se trouvait une grotte.

Oum’Pê demeura une année entière dans le Vrai-Monde. Il rendit hommage à tous les éléments, reçut leur protection et leur sagesse, apprit les mythes de leur Création, pratiqua leurs rituels sacrés. Son corps, soumis à rude épreuve, se renforça. Il explora les profondeurs mystérieuses de son esprit, médita jusqu’à comprendre l’essence même de l’Âme, du Divin. Il était Soleil, Vent, Pluie et Orage. Il était l’Univers tout entier. Le deuil de ses parents était déjà loin derrière lui lorsque, ayant enfin trouvé la paix intérieure, il s’envola. Alors, il remercia le monde qui l’avait accueilli, et s’en fut retraverser la porte au milieu des nuages.

De retour dans la forêt, et impatient de transmettre à son tour l’enseignement qu’il avait reçu, Oum’Pê marcha jusqu’à un village tout proche. « Mes frères, mes sœurs, leur dit-il. J’ai vu le Vrai-Monde et je connais la Voie. Laissez-moi vous guider dans la Lumière ! Allez à la rivière et purifiez vos corps, priez le Soleil, le Vent, la Pluie et l’Orage, ils récompenseront ceux qui leur sont fidèles. L’Univers est Esprit, explorez le vôtre et vous trouverez la Paix intérieure. Alors, comme moi, vous apprendrez à voler ! » Et ainsi fut-il.

Oum’Pê se consacrait pleinement à sa nouvelle mission, mais il n’oubliait pas son souhait de retrouver ses aînés. Il avait eu vent de leur querelle et pensait pouvoir les réconcilier. Il leur envoya donc un message les invitant à se retrouver entre les deux villages ennemis. Chacun vint accompagné de ses meilleurs soldats.

« Mes frères, leur dit Oum’Pê. Pourquoi vous affronter, quand notre famille devrait s’unir dans le deuil ? Oui, car je viens vous apporter une bien triste nouvelle. Nos parents nous ont quittés l’année dernière. »

Pendant un instant, la haine disparut des visages de ses deux aînés, et leurs yeux s’emplirent de tristesse. Alors, Oum’Pê ajouta :

« Mais ne vous inquiétez pas. Je reviens du Vrai-Monde, où j’ai découvert la force de l’Esprit et la bonté des Éléments. Si vous venez dans mon village, je vous apprendrai à faire votre deuil.»

«  Ah non ! S’exclama Oum’Pâ. Tu ne vas pas t’y mettre toi aussi ! »

« Pour une fois je suis d’accord, gronda Oum’Pô. Ne nous mens pas, le Vrai-Monde n’est pas comme ça ! »

« Puisque je vous dit que je l’ai vu ! » Dit Oum’Pê.

« Impossible ! Rétorqua Oum’Pô. Le Vrai monde est fait de potagers, de vergers, de machines et de… »

« Non ! Cria Oum’Pâ. Le Vrai-Monde c’est l’Art ! Pas de vulgaires champs, ni de stupides esprits ! »

« Stupides ? Hurla Oum’Pê. Tu oses insulter le Soleil, le Vent, la Pluie et l’Orage ? Sois maudit, Oum’Pâ ! Et toi aussi Oum’Pô, qui me traites de menteur. Soyez maudits tous les deux ! »

Et il s’en alla.

La guerre se déchaîna entre les trois villages. Toute la forêt en fut ébranlée. Des plus hautes cimes aux plus profondes racines, le monde tremblait de la violence des hommes. Les arbres tombaient, les animaux s’enfuyaient, la terre se soulevait et une fumée noire flottait au dessus du sol.

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Et au milieu de tout ce chaos, la vieille serrurière continuait son travail.

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Le fracas de la guerre était si fort qu’il parvint aux oreilles d’Oum’Pî, la sœur cadette d’Oum’Pô, Oum’Pâ et Oum’Pê. Celle-ci fut prise d’une immense tristesse en apprenant que la haine s’était emparée de leurs cœurs. Trois frères perdus, c’était tout ce qu’il restait de sa famille. Il fallait qu’elle fasse quelque chose ! Alors elle quitta la maison, et traversa la forêt pour aller les retrouver. Au bout d’un long voyage, contournant les champs de bataille et les arbres déracinés, elle arriva devant une petite cabane cachée entre deux troncs. Elle frappa à la porte, et fut invitée à entrer.

Ce qu’Oum’Pî et la vieille Serrurière se dirent, nul ne le sait. Mais quand Oum’Pî ressortit, elle tenait à la main une veille clef patinée par les ans. Elle envoya un message à chacun de ses frères, les invitant à venir la retrouver devant la Porte. Chacun vint accompagné de ses meilleurs soldats.

« Qu’est-ce que le Vrai-Monde ? » Leur demanda-t-elle simplement.

Ils répondirent tous en même temps, chacun défendant ce qu’il avait vu. Le ton recommença à monter, et très vite, la dispute éclata.

Alors, avec un petit sourire triste, Oum’Pî leva la vieille clef, bien haut pour qu’ils puissent la voir, et ils se turent tous en même temps. Elle marcha lentement jusqu’à la porte, enfonça la clef dans la serrure, et fit trois tours… puis un de plus. Elle poussa la porte, fit un pas…

Et ressortit simplement de l’autre côté. Parmi les arbres de l’Outre-Monde.