En général, j’écris plutôt mes articles avec la tête. Mais celui-ci, c’est avec le cœur que je l’écris. Un cœur éparpillé en sentiments contradictoires, alors que, deux mois plus tard, le train m’éloigne un peu plus chaque seconde de cette merveilleuse bulle de réalité qu’est l’hôtel City Plaza. Tristesse, amour, bonheur, peur, injustice, nostalgie, inquiétude et espoir, voilà tout ce qu’on peut ressentir lorsqu’on quitte un endroit pareil.

City Plaza, c’est l’îlot principal de tout un archipel de squatts accueillant des réfugiés dans la ville d’Athènes. Ces îlots sont menacés par le réchauffement politique, et la montée des sentiments anti-immigration. Mais l’hôtel est encore debout, et avec ses 400 réfugiés et 60 volontaires travaillant ensemble, c’est un véritable havre de vie.

Afghans, grecs, syriens, allemands, pakistanais, espagnols, irakiens, français, iraniens, anglais, libanais, américains, guinéens, italiens, turcs, belges, somaliens, canadiens, palestiniens, tunisiens, congolais, danois, marocains… tous ont leur place à City Plaza. Faire la cuisine, la sécurité à l’entrée, le bar, le ménage, les activités avec les enfants, la coordination, le petit déjeuner, la réception. Organiser une grande fête pour la première année du squatt, participer à un festival politique, apprendre la danse kurde, réouvrir un jardin de quartier, utiliser les méthodes d’éducation populaire pour une soirée sur le sexisme, aménager une salle pour les enfants, peindre un dragon géant, donner des cours d’anglais… les choses à faire ne manquent pas. Toute cette frénésie s’accompagne de rencontres, de discussions, de relations d’amitié tressées peu à peu, de soirées dans les bars d’Exarchia, de musique…

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Je revois tous leurs visages. Après deux mois passés en leur compagnie, ils apparaissent avec facilité, dans tous leurs détails.

C’est à Mofak que revient la place d’honneur, un vieux syrien parti de chez lui avec sa femme pour fuir la guerre et revoir son fils installé à Londres. Ses enfants et petits enfants lui manquent, alors il s’investit dans les activités pour les enfants de City Plaza. A soixante ans, il les accompagne avec nous au foot, au parc Alexandra ou encore à la plage d’Edem. Et quand, nageant vers le large, il s’écrie en riant « Bye bye, I go to Italy ! », on aimerait tous que ce soit vrai…

Puis il y a Mahmoud, un ami Irakien parti pour échapper à un mode de vie trop traditionnel, qui apprend l’anglais à une vitesse étonnante, rêve de reprendre son activité de photographe, et est toujours partant pour aller boire un rakomelo dans le quartier d’Exarchia.

Samir et Amir, qui courrent, rient, boudent, chantent, tentent de négocier toutes sortes de choses avec les adultes, font des blagues en cinquante langues différentes. Qui ne parlent pas de ce qu’ils ont traversé, mais on se doute bien que c’était vraiment terrifiant.

Nicole, jeune allemande souriante, qui a toujours l’air un peu ailleurs, certainement parce qu’elle pense beaucoup ; qui reste calme et patiente avec les enfants, dans la Kids Room ou en classe d’anglais ; qui sait poser les questions qui font réfléchir, et qui aime prendre du temps pour écrire en groupe, certains soirs, sur le balcon de la salle 703.

Saber, qui rêve de Londres alors qu’il s’apprête à y aller, seul avec un passeur, laissant sa famille ici, en Grèce. Saber, qui raconte avec le sourire comment il a déjà essayé, s’est fait arrêter et renvoyer à Athènes sans ménagements. Saber qui échouera, cette fois encore. Saber, qui n’a que onze ans.

Rachid et Hassan, qui viennent s’accouder au bar avec un « Eh, my friend ! Give me water ! »

Imane, qui organisait des événements à vélo dans sa ville en Syrie et aurait bien aimé continuer. Qui s’est senti grandir, évoluer, durant ce long voyage vers l’Europe pourtant bien difficile.

Miguel, à l’accent unique au monde, journaliste espagnol en vacances prolongées, qui aime discuter de sujets aussi vastes que la linguistique ou aussi précis que la mafia en Albanie du Nord, qui organise des soirées cinéma sur le rooftop de l’hotel, qui vient ajouter son originalité aux classes d’anglais pour adultes.

Rohoula, qui profite d’un week-end sur l’île d’Agistri pour oublier un peu l’impasse dans laquelle il se trouve. Rohoula qui doute de pouvoir faire confiance à quiconque, car son expérience depuis l’Afghanistan lui a plutôt prouvé le contraire. Rohoula qui raconte ses nombreux et infructueux essais pour passer en Macédoine… le tout avec un humour décapant et une légèreté incroyable. Un ami bien courageux, qui a déjà vécu tant de choses.

City Plaza fête ses 1 ans

Eleni, une amie grecque aidant à la réception, qui a lancé avec beaucoup de courage la démarche des « Amazing Social Experiment », ces soirées de discussions bienveillantes utilisant des méthodes d’éducation populaire pour parler tous ensemble de certains problèmes liés à la hiérarchie, le sexisme, la participation, les relations interculturelles.

Ali, qui a d’autant plus de mal à gérer le passage à l’adolescence que sa maman est loin et lui manque, qu’il est seul avec un père peu responsable, dans un lieu bondé où il est quand même dur de trouver sa place.

Ali, un autre, qui comprend si bien le sens de la vie collective, qui a l’air de ne jamais se reposer entre la cuisine où il est chef, la sécurité, les meetings. Ali, qui sait comment parler aux gens, trouver les mots qui touchent ; Ali qui garde beaucoup de secrets, et qui rêve de partir voyager, à vélo peut-être, visiter la France, l’Allemagne…

Sarah, espagnole un peu déjantée, qui partage sa chambre avec beaucoup de bienveillance, qui ouvre le Women Space pour que les femmes puissent prendre du temps entre elles, qui m’a réappris l’espagnol et appris à faire un Frappé lors d’un « bar shift » en commun, qui aime entendre parler d’entropie et de cahos même si c’est au milieu d’une soirée et entre deux bières. Sarah qui va repartir avec Morisbis, lui donnant une seconde vie lors d’un voyage entre Athènes et l’Allemagne.

Marine et Anaïs, mes deux grandes soeurs inattendues, qui ne m’ont pas seulement fait venir à City Plaza et intégré à la « Children Team » mais ont aussi partagé mes joies, mes doutes, mes questionnements, fourni une bouffée d’air quand j’en avais besoin. Anaïs et Marine, que je retrouverai bientôt pour la suite du voyage !

Et aussi Camille, qui a parfois l’air de porter tous les enfants de City Plaza sur ses épaules, et ne se laisse pour autant pas gagner longtemps par la tristesse, reprenant vite les éclats de rire et ce grain de folie qui la fait bondir dans tous les sens et donne de l’énergie à quiconque passe à côté. Camille, qui m’a fait chanter comme jamais, à City Plaza, au marché d’Exarchia, sur une place, dans son appart ; qui a accepté de prendre le micro malgré ses réticences, le temps d’un concert au squatt Kaningos, pour entonner les refrains qui font sens : « Ouvrez les frontières », « Ta récompense », « Citoyen du monde »…

Et puis il y a Rahin, qui est un peu philosophe, Zied qui fait naître la complicité quand on ne s’y attend plus, Jabbar qu’on ne peut qu’aimer, avec sa simplicité, son ouverture et son calme, Mortesa qui apprend à gérer ses émotions si fortes, Kaiser qui aime discuter en grec, Anna qui a le courage de tenir l’infirmerie, et sait suivre à la guitare même les chansons les plus biscornues, Aliakbar qui parle peu mais est si généreux, Carles mon professeur flamenco, Abbas qui est l’incarnation vivante du mot « fun », Alishba qui deviendra une grande violoniste, Olga qui est un peu la Maman de City Plaza tant elle est juste et bienveillante, Jamie qui nous donne des cours d’anglais et nous fait rire chaque semaine avec ses newsletters pétillantes, Rida qui est si pleine de malice qu’on a du mal à la gronder tant ses bêtises sont amusantes…

… Et encore bien d’autres.

Visages de City Plaza, par Claude Somot et Xiaofu Wang

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A City Plaza, passé le bonheur de vivre ensemble, l’amitié et les rires, c’est le sentiment d’injustice qui se fait le plus fort. Comment est-il possible que tous ces êtres humains, ces amis réfugiés, puissent être arrêtés aux frontières, quand nous, européens, les franchissons comme si elles n’existaient pas ? Comment est-il possible qu’ils en soient réduits à payer des passeurs, s’entailler la chair sur les barbelés, s’accrocher sous des camions, pour le plus souvent se faire attraper, quand nous n’avons qu’à tendre un passeport ? Alors que je repars sans entrave vers la Turquie, l’Iran – vers leurs pays ! – comment est-ils possible qu’ils ne puissent aller dans le mien ?

Les récents changements politiques en France, en Europe et dans le monde laissent peu d’espoir à toutes ces personnes, qui ont pour beaucoup quitté leurs pays suite à des événements que ces mêmes politiques ont trop souvent causés – accroissant les inégalités, semant des bombes et vendant des armes à tout va, encourageant un changement climatique cause de sécheresses et autres catastrophes naturelles, courant après la meilleure position stratégique, le meilleur puits de pétrole. Voir des pays porter fièrement le mot « égalité » et causer autant d’injustice, c’est une ironie qui ferait presque sourire…

Presque.

Je repars de City Plaza deux mois seulement après y être venu, et je ne suis déjà plus tout à fait le même. Car ces deux mois furent en vérité soixante-deux jours-vie, tant ils furent riches en partages, en émotions, en projets, en amitié.

Une des questions qui a été posée lors d’une soirée à City Plaza était la suivante : « Qui donne et qui reçoit ? Est-ce un processus à sens unique ? ». J’ai évidemment reçu bien plus que je n’ai donné. Car si mon passage dans cet incroyable hôtel n’était qu’une goutte d’eau dans un océan bien vaste, en moi, c’est une nouvelle mer qui est apparue.

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