Tout d’abord, il me faut apporter une petite précision linguistique. Les bosniens, ce sont les habitants de Bosnie-Herzégovine. Le terme « bosniaque » est utilisé pour désigner la communauté musulmane de Bosnie. Le pays est en effet réparti presque également entre musulmans, catholiques et orthodoxes. D’ailleurs, chaque ville bosnienne présente inévitablement une ou plusieurs mosquées, églises catholiques et églises orthodoxes. Je vous laisse imaginer le bruit, entre les cloches et les minarets…
Le bosnien en question, donc, est un vieux Sarajevois qui tient un petit hôtel dans la rue pehlivanuša, à 3 minutes du centre ville, « Hostel Magaza » dans lequel j’ai passé quatre nuits. La manière dont j’ai trouvé cet endroit est d’ailleurs des plus rocambolesques, et mérite un petit aparté.
Après qu’un bosnien du nom de Haris m’ait trimballé pendant cinq heures dans sa voiture, entre Bihac et Sarajevo, cinq heures à déconstruire mot par mot la langue anglaise pour pouvoir mener une conversation avec les quelques trente termes connus par mon interlocuteur, cinq heures à admirer les paysages montagneux et à se faire offrir un poulet roti dans un restaurant, tout en constatant grâce au wifi et à l’ordi de Haris qu’aucun couchsurfing n’a répondu positivement à ma demande ; après tout ça donc, je me suis fait déposer par ce même personnage devant le camping de Ilidza, à 8 km de Sarajevo Centre. Ayant rembarré assez froidement le jeune charlatan pompeux de la réception, qui m’avait informé que le prix pour planter la tente une nuit s’élevait à 22 MK, soit 11euros, je me suis résigné à marcher sous la pluie jusqu’à la station de tramway, et de payer un trajet pour le centre ville.
Une fois arrivé, j’ai abordé un jeune lycéen devant l’entrée d’un centre commercial. Cherchant sur son portable, il m’a aidé à trouver l’adresse d’une auberge de jeunesse à moins de 10 euros. Sur le chemin de ladite auberge, j’ai croisé la route d’un voyageur américain du nom de Max, se rendant à un autre hôtel. J’ai décidé de le suivre ; malheureusement, l’hôtel en question n’avait pas de place pour moi car je n’avais pas réservé. Mais la réceptionniste m’a indiqué une autre auberge de jeunesse, à 5 euros la nuit celle-ci, un peu plus bas dans la même rue. Sonnant au numéro indiqué, devant une grille sans aucune indication, j’ai été accueilli dans ce lieu exceptionnel par la fille de l’homme dont je vais maintenant vous parler. Au moment où commence cette histoire, cela fait trois jours que j’y suis ; étant seul depuis hier, c’est un peu comme si j’avais mon propre appart, avec cuisine et douche perso.
Je suis en train de couper des pommes de terre en dés quand il entre. Il me balance une phrase, à laquelle je réponds par habitude « Ya ne razumiz », qui veut à peu près dire « Je ne comprends pas ». Ce doit être la phrase que j’ai le plus prononcée ces dernières semaines. Mais ça ne semble pas lui poser problème, car il continue à parler de plus belle. Puis il s’arrête, me regarde et lance :
« Café ? »
Est-ce que c’est le même mot qu’en français, ou bien est-ce que ça veut dire « que penses-tu de l’intervention des casques bleus pendant la guerre des Balkans ? » Ne sachant dire en bosnien « Je pense que c’était une diversion de l’ONU pour écouler en douce vers le Québec un lot de soixante mille cuisses de grenouilles commandées par erreur pour le traditionnel buffet de fin d’année », je choisis de croire en la première interprétation et lance un « Da » assuré.
L’absence de froncement de sourcils m’indique que j’ai visé juste. Au contraire, il semble ravi, et se lance dans un long monologue gesticulant, où je parviens à saisir qu’il faut absolument que je voie Sarajevo d’en haut des collines. J’ai la vague impression qu’il veut m’y emmener. Je lui montre alors les photos prises deux heures plus tôt, du haut de l’esplanade surplombant la ville illuminée, où j’ai vu ma musique au ukulélé interrompue par les chants simultanés d’une centaine de minarets. Il s’exclame : « Ah ! Vratnik ! » Puis un autre nom que je ne comprends pas, suivi d’une phrase tout aussi mystérieuse à laquelle je réponds « Da » pour me donner contenance, et il sort. J’éclate de rire face à cette situation, et mets de l’huile sur le feu (je veux dire littéralement hein, c’est pour les patates). Je l’aime bien cet homme, avec son air un peu fou et ses cheveux en battaille. Il a un sourire extrêmement contagieux. Et puis, un type qui décide avec sa famille de réaménager ensemble leur garage en mini auberge de jeunesse, ça force l’admiration.
Il ne tarde pas à revenir, d’ailleurs, et me fait de grands gestes tout en disant « car, car » d’un air entendu. Je ne rêve pas, il veut vraiment m’emmener faire un tour en voiture ! J’éteins la cuisinière, sors à sa suite et m’installe sur le siège passager. Bandez-vous les yeux et mettez-vous à courir en demandant à un parfait inconnu de vous guider, vous ressentirez à peu près la même chose que moi en cet instant : l’impression de foncer à l’aveuglette vers je ne sais trop quoi.
A vrai dire, je ne comprends pas trop ce qui m’arrive. Alors que nous montons à toute allure dans les hauteurs de la capitale, il tapote le volant :
« Renault ! Dobro Dobro ! »
Dobro, ça veut dire « bien », « bon » ou « super », au choix.
Dans la phrase suivante, je comprends le mot « professional ».
« Ah, professional ? »
« Da. Camion »
Etonamment, je ne me sens pas plus rassuré. La voiture continue son ascension vertigineuse, éclairant de ses phares quelques piétons qu’elle dépasse de beaucoup trop près à mon goût. Nous nous arrêtons une première fois pour voir la ville illuminée, puis reprenons la route pour finalement nous garer à côté d’un petit bar surplombant Sarajevo. C’est vrai que la vue est magnifique. Des millions de lumières s’étalent sous mes yeux jusqu’à l’horizon, recouvrant la vallée et les collines alentour comme un tapis de lucioles scintillantes.
Mon guide improvisé me pointe quelques endroits du doigt, accompagnant ses gestes de noms que je tente courageusement de répéter. Il va de soi que je les oublie instantanément. Puis il m’entraîne dans le bar et me redemande « café ? », ce à quoi je réponds « Da » poliment, tout en sachant que c’est stupide car je n’ai jamais aimé le café. Il commande. La télé passe un match de foot. A côté de nous, un groupe de jeunes fume la chicha. Ici, presque tous les bars en proposent.
On nous apporte les cafés. Nous rajoutons chacun un sachet de sucre, goûtons, échangeons un regard avec cette expression universelle qui veut dire « oulah, c’est fort ! » et remettons chacun un sachet en riant. Il en profite pour m’apprendre à dire « sucre », et quelques autres mots ; les seuls que je retiendrai sont « voda », eau, et « Ja ne pušim », « je ne fume pas », après qu’il m’ait proposé une cigarette (c’est pas comme en France, ici tout le monde fume n’importe où).
Je rigole intérieurement de cette situation incroyablement loufoque. Je me trouve au beau milieu de la Bosnie, en train de prendre un café à 21h30 avec un inconnu qui pourrait être en train de m’insulter en souriant sans que je m’en rende compte. C’est absolument génial !
Nous remontons en voiture, et je me laisse trimballer jusqu’au centre ville, sans comprendre le « Magaza Dva, Dva, Jedan, Dva, Magaza Dva » qu’il me lance en boucle. Le mystère s’éclaircit lorsqu’il s’arrête à nouveau, et me fait rencontrer sont fils Haris, avec qui je peux parler anglais. Ce grand barbu très sympa m’explique :
« Magaza c’est le nom de l’hôtel. La famille en a deux ; celui ou tu dors c’est le premier, « Magaza Jedan », qui est à mon père, ma mère et ma soeur. Et moi je tiens le numéro 2, Magaza Dva. Il fait aussi bar à chicha. »
Nous discutons encore un peu.
Notre notion du confort se base sur un référentiel qui dépend de la pire situation dans laquelle nous pouvons nous retrouver. Alors qu’il y a un mois seulement, parler anglais me paraissait encore très inconfortable, maintenant que j’ai expérimenté la vraie barrière de la langue, pouvoir discuter en anglais est pour moi une situation des plus agréables. Il en va de même pour tous les aspects de la vie. Et le voyage… est un outil incroyable pour élargir sa zone de confort !
Mais nous ne nous attardons pas chez Haris, et reprenons la route dans les rue bondées du centre ville. Il s’arrête encore une fois à la boulangerie avant de rentrer à l’hôtel. Il dépose pour moi sur la table de la cuisine deux des friandises qu’il vient d’acheter, une sorte roulé de pâte feuilletée à la viande, et une énorme part de cake. Je suis aux anges. « Hvala, hvala ! » (Merci, merci !). Il faut que je lui donne quelque chose en échange. Alors je sors le ukulélé pour lui montrer, et nous partageons quelques chansons dans nos langues respectives. Puis il sort, rentre chez lui au premier étage.
J’explose de rire. C’était la situation la plus merveilleusement bizarre du monde !
24 octobre 2016 at 22 h 12 min
Je me régale à lire tes aventures commantee avec humour
Bonne continuation !