J’ai réalisé ça le lendemain de mon départ de Sarajevo. Je m’étais arrêté pour laisser passer des vaches traversant la route. Le fermier, un bosnien d’une trentaine d’années, m’interpella en anglais : « Where are you from ? ». Nous engageâmes la conversation, je répondis aux traditionnelles questions sur mon voyage, et lui demandai où je pouvais planter ma tente pour la nuit. Il me désigna le champ d’à côté : « là où tu veux ! », avant de m’indiquer qu’il devait y aller, ses vaches l’attendaient.

  Il revint me voir un peu plus tard, paniqué car il avait perdu son portable sur la route, me demanda de l’aider car il devait absolument retourner s’occuper des animaux. « I come back in five minutes ! ». Après que nous eûmes retrouvé le portable, non pas sur la route mais sur le chemin de la grange, nous poursuivîmes la conversation :

  Je lui dis : « ce qui m’a frappé en Bosnie, c’est de voir qu’il y a vraiment partout les trois religions, mais est-ce que c’est aussi cool que ça en a l’air ? »

  « Non, bien sûr », me répondit-il. « Ca a l’air paisible vu de l’extérieur, les musulmans, catholiques et orthodoxes se côtoient, se parlent, mais en réalité il n’y a pas de confiance entre nous ».

  Il enchaîna sur la guerre. Il me parla de l’horreur. De ce prêtre qui l’avait baptisé quand il était enfant, ce prêtre qui s’est fait battre, attacher par les pieds à une voiture, et traîner sur cette route-là, celle sur laquelle nous nous tenions, jusqu’à en mourir. C’était en 1994. Alors non, il n’y a pas de confiance. C’est encore trop tôt. Il va falloir du temps.

  « War is terrible. Bad bad bad. »

  Et de changer de sujet avec légèreté, en souriant :

  « Tu aimes le lait ? Et le fromage ? On en fait ici. Tu en veux ? »

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  Un peu plus tard, en buvant ce lait chaud avec un peu de miel, ce lait frais non transformé, incroyablement calorique et merveilleusement bon, je repensai à ce qu’il m’avait dit. Et réalisai la proximité de cette guerre. Réalisai que chaque personne que j’avais rencontrée, pour peu qu’elle soit plus vieille que moi, l’avait connue, cette guerre. Cette horreur.

  La guerre de Bosnie, opposant les peuples serbe, bosniaque et croate, s’est achevée officiellement lors des accords de Dayton en décembre 1995. C’était il y a 21 ans.