19/09/2016, 9h26
Je me suis toujours demandé pourquoi nous les tables n’étions pas aussi vivantes que les humains. Car il faut dire que parmi les objets du quotidien, nous occupons une place bien à part. De tous les êtres du monde des Choses, nous sommes les plus importantes, les plus centrales. Plus intelligentes que ces bibelots, ustensiles, gadgets, ces « minus » comme nous les appelons, à peine capables d’aligner deux mots.
Car nous gardons la mémoire de tout ce qui se joue autour de nous : soupes au potiron, céréales au lait demi-écrémé, discussions enflammées, jeux de cartes, coups de poing rageurs qui vibrent dans nos entrailles, repas de famille et dîners aux chandelles, verres qui tintent, cris d’agonie de carottes coupées en rondelles, cris stridents de l’enfant qui ne veut pas les manger, cris chimiques de deux fourmis passant par là qui elles, veulent bien les récupérer, et je ne parle là que de quelques souvenirs personnels. D’autres plus vieilles que moi ont connu des couronnements, des révolutions, des découvertes du fil à couper le beurre et autres avancées majeures de l’Histoire. J’ai même une amie qui a vécu cette expérience de haute voltige d’être lancée d’un bout à l’autre de la pièce pour finir le coin planté dans le front d’un jeune barbu au gros nez – elle habitait alors dans une taverne très fréquentée. Depuis, elle m’a dit qu’elle pensait ouvrir un club d’arts martiaux ; il faudrait que j’essaie de la recontacter pour savoir si elle a réussi.
Bref. Comme je disais, nous autres les tables sommes des objets d’ordre supérieur. Oh, bien sûr, nous ne sommes pas les seules à faire preuve d’intelligence ; les chaises et les bancs se débrouillent pas mal non plus, et certains disent même que les vêtements et les livres nous égalent. Je ne puis être tout-à-fait d’accord avec cette affirmation, toutefois il est vrai qu’à nous trois (tables, livres et vêtements), nous formons un peu le triumvirat du monde des Choses…
Il s’agit ni plus ni moins d’un régime de cohabitation. Nous, les tables, et les livres, nous entendons à merveille. Il faut dire qu’ils sont trop occupés entre eux, par des conflits idéologiques interminables, pour penser à nous couper l’herbe sous les pieds. Non, le problème, c’est avec les vêtements. Nous ne pouvons tout simplement pas les sentir. Déjà, parce que ce sont de gros pervers. Franchement, si les humains savaient de quoi les vêtements discutent dans leur dos, ils oublieraient dans la minute leurs guerres stupides pour s’unir tous dans un élan de nudisme salvateur. C’est d’ailleurs pourquoi nous cherchons par tous les moyens possibles à entrer en contact avec eux ; mais leur arrogance les a depuis longtemps coupés de nous, seuls leurs nourrissons nous parlent encore, et ils nous oublient bien vite.
Les vêtements ne sont pas seulement pervers, ils sont surtout moralement dégénérés. Leur fâcheuse tendance à s’imprégner de la personnalité des humains qui les portent les a rendus orgueilleux et instables. Et l’expérience due à l’âge n’est pas un facteur d’amélioration : les jeunes, bien que possédant une vision très étriquée du monde, peuvent encore se montrer sympathiques s’ils sont portés par les bonnes personnes ; mais les vieux ! Les vieux, dès lors qu’ils ont connu plusieurs porteurs, deviennent carrément incohérents ! Il est tout simplement impossible de raisonner avec eux. On dit souvent que les plus anciens vêtements portent en eux tout l’étendue de la bêtise humaine… L’ennui, c’est que ce sont surtout les plus vieux qui gouvernent.
J’ai trouvé un début de réponse à ma question hier soir (et vous allez certainement revenir au début du texte pour la relire car, tout intelligents que vous soyez, vous avez une mémoire de poisson rouge). Cette réponse, c’est avec le quatrième type qu’elle est venue. Mais commençons par le commencement.
Le premier type, c’est Clément. Je n’ai pas encore bien compris ce qu’il faisait dans la vie à part manger des pâtes au fromage, boire toutes sortes de liquides plus ou moins alcoolisés, fumer, faire du kayak sur la Durance et grimper dans la salle d’escalade à l’étage. Si, je crois qu’il aide un peu le troisième type en cuisine, sans en être totalement sûre. Au moment où commence l’histoire, il est justement assis à moi, devant son ordinateur qu’il fait cliquetter, et le cliquettement vibre en moi, ce qui ma foi n’est pas désagréable.
Le deuxième type, c’est Max. Physiquement il est dans la pièce d’à côté, assis dans un canapé qui d’ailleurs est un bon ami à moi. Mentalement il doit être un peu autre part, car il a mis son casque sur les oreilles, et n’entend plus rien du monde extérieur. Max, c’est un grimpeur. En ce moment, il ne fait que ça. Et pas des petites voies, non, des grandes à plusieurs relais, et sur coinceurs, ces ancrages incertains. Le rêve ! J’aimerais bien qu’il m’emmène, un jour… Mais pour l’instant il se contente d’y aller avec Etienne, le cinquième type, qui arrive un peu plus loin dans l’histoire. Sinon, à part l’escalade, Max est aussi animateur à ses heures perdues. Avec ses cheveux longs, sa barbe, son air endormi et sa voix grave, il a un petit côté ours que j’aime bien chez les humains.
Le troisième type fait son entrée avec le quatrième au début de l’histoire. Il s’appelle François, et rentre de trois semaines de vendanges dans le Sud. Mais ce n’était qu’un petit boulot ponctuel, il est cuisinier de formation et de passion, et a emménagé ici avec les deux autres car il va travailler dans le gîte juste à côté. Après une première expérience sympathique dans un refuge de montagne et d’autres moins gratifiantes dans un restaurant d’incapables et en restauration collective, il est heureux d’avoir trouvé ce petit boulot qui semble prometteur, même s’il ne lui reste plus qu’une semaine pour apprendre la cuisine ayurvédique avant la venue au gîte d’un stage de Chi-Qong. François arrive donc à la coloc après trois semaines d’absence, accompagné du quatrième type qu’il a pris en stop (et il a fallu utiliser tout mon sens du contexte pour comprendre ce nouveau mot que je n’avais jamais entendu, il faut dire que je suis encore une jeune table).
Nathan (c’est le type en question) est un voyageur. Parti ce matin d’Aix-en-Provence, il espère atteindre l’Iran d’ici un an, « mais ça va dépendre de la situation géopolitique en Turquie » (c’est ce qu’il a l’air de répéter à tout le monde). Pour l’instant, il semble simplement content d’être arrivé chez moi à Châteauroux-les-Alpes, car c’est là que j’habite, entre Gap et Briançon. Nathan est d’autant plus content qu’il pleut à verse à l’extérieur, et surtout qu’il se retrouve bientôt avec un verre de wiskey entre les mains.
L’un de ces verres posés sur la table s’est d’ailleurs installé un peu trop violemment et me murmure un timide « pardon ». Je m’apprête à réprimander sévèrement ce petit minus insolent, lorsque mon attention est détournée par un « bonjour » qui m’est adressé d’une voix grave et sensuelle ; et c’est bien sûr une image car les objets n’ont pas de voix à proprement parler. Je découvre avec surprise qu’il s’agit d’un vêtement, plus précisément du pull noir de Nathan, qui a posé ses deux manches sur moi. D’abord tentée de lui répondre avec dégoût d’aller poser ses sales coutures ailleurs, je me ravise en voyant son air bienveillant. Il doit être encore jeune, Nathan est certainement son premier porteur, et il est vrai que les pulls comptent parmi les moins obsédés des vêtements. Curieuse face à cet étranger fort peu conventionnel et à la décidément jolie voix, j’entame la conversation.
Mais alors que les discussions vont bon train entre les quatre types assis autour de moi ainsi qu’entre Pull Noir et moi-même, sort soudain un mot, qui retient mon attention car il m’est inconnu :
« …BIOLOGIE.»
Il s’avèrera plus tard que Nathan parlait de ses études passées. Je demande à Pull Noir s’il sait ce que ça veut dire.
« La biologie, c’est l’étude du vivant. »
VIVANT. Je sens comme un déclic en moi, la réponse est toute proche. Oubliant de rabaisser d’une réplique bien envoyée le petit air suffisant qu’il a pris, je demande à Pull Noir d’où il tient ça. Il répond qu’il a pas mal discuté avec un livre sur les plantes sauvages que Nathan a emporté en voyage. Je lui dis que je veux parler à ce livre. Il m’informe qu’il est dans le sac à dos posé dans la véranda, et que c’est impossible, on ne peut parler qu’avec les objets qui sont en contact physique avec soi. Comme si je l’ignorais. Il doit me prendre pour une idiote. Mais je suis une table, moi, Môsieur, et une table ne se laisse pas dicter sa conduite par une stupide loi matérielle, Môsieur, et encore moins par une espèce de torchon imbécile à la jolie voix suave. Les tables sont faites pour dominer, et c’est bien ce que je compte faire !
Je rentre en contact avec le carreau de carrelage situé sous mon pied arrière gauche. Ces minus ne sont peut-être pas très fûtés, mais ils sont au moins capables de transmettre un message – et d’obéir. Je lui dis d’appeler son voisin, qui lui-même doit appeler son voisin – « non, celui de gauche plutôt, celui-là a l’air compètement fêlé » , et ainsi de suite. De carreau en carreau, en passant également par une plinthe et un chambranle de porte, je parviens ainsi au sac à dos, et au livre dont Pull Noir m’a parlé. Je vous passe tout l’épisode de téléphone arabe qui s’ensuit ; sachez seulement qu’entre temps, l’on s’est resservi un deuxième verre, puis que Max et Nathan sont allés dans la véranda accompagner la scène d’une jolie musique plus ou moins manouche, pendant que François invitait par téléphone deux amis à venir nous voir.
Une fois résolu ce problème de transmission à plusieurs intermédiaires peu fûtés, je fais la connaissance de Plantes-sauvages-comestibles, que nous appellerons Plantes pour plus de commodité. Je dois dire que nous accrochons très vite, et je ne tarde pas à aborder le sujet qui m’intéresse.
« Et alors, il paraît que tu connais plein de choses sur la biologie ? Tu sais ce qui rend les humains vivants et pas nous ? »
« Tu es étonnante, toi ! (il me drague, là, c’est sûr) Drôle de question venant d’une table. Tu es philosophe ? »
« Je sais pas. Alors ? »
« J’ai peut-être une piste oui. J’ai passé pas mal de temps sur une étagère à côté d’un cours de biologie de L3, qui lui-même avait été en contact avec un cours de première année dont quelques feuilles étaient présentes pendant un cours dans lequel a été donnée une définition du vivant. »
C’est ça qui est génial avec les livres. Ils connaissent tous quelqu’un qui est l’ami d’un ami du compagnon du contact d’un copain du bouquin qui a vu l’ours. Et ils ont une excellente mémoire.
« Ah oui ? Et ça disait quoi ? »
« Si je me souviens bien, ils disaient que pour être vivant il faut avoir la capacité de se reproduire. »
« Aaaaaaaah… Et nous on n’a pas cette capacité… »
« De toute évidence. »
« Alors… on ne sera jamais vivants ? »
« Non. C’est dans l’ordre des choses. »
« L’ordre des choses je l’emmerde. »
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Silence. Un ange passe.
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« Tu es vraiment bizarre pour une table. Tu es sûre que ça va ? »
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Nouveau silence. Nouvel ange.
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« Tu me trouves jolie ? »
Je le sens qui rougit.
« Hein ? Beeeen, euh… Oui, oui plutôt. Pourquoi ? »
Il est plutôt mignon lui aussi.
« Eh bien, si tu me trouves jolie, peut-être qu’un humain flashera sur moi aus… »
« Eh du calme, j’ai pas flashé sur t… »
« …si, et voudra refaire une table comme moi pour en avoir une chez lui. Alors on pourra dire que je me suis reproduite, non ? Et je serai devenue vivante ! »
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Encore un ange. Ce doit être la migration.
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« T’es complètement folle, mais j’aime bien ton raisonnement. »
« Merci ! »
« Et c’est vrai que tu es très jolie. »
« Tu n’es pas mal non plus… »
…
Je m’arrête ici car le reste de la conversation n’appartient qu’à nous – et à une vingtaine de carreaux, une plinthe et un chambranle de porte qui n’ont pas intérêt à l’ouvrir. Pour ce qui est des humains, les cinquième et sixième types sont arrivés, en réalité un type et une typesse appelés Etienne et Crevette. On a rouvert deux bouteilles de vin (quelques gouttes égarées sont venues s’imbiber délicieusement dans mon bois) et discuté tout en dînant, avant de sortir un jeu de tarot. Mais moi je n’aime pas les jeux de cartes, c’est extrêmement frustrant car je vois tout, j’ai sans cesse envie de faire des commentaires du genre « Mais non imbécile, pas le roi de pique, Etienne coupe à pique non de non, tu as oublié, eh, poisson rouge ?! »
Mon aventure avec Plantes n’a pas duré longtemps, malheureusement. Il est reparti le lendemain avec Nathan, dans la voiture de Crevette et Etienne qui l’ont monté à Briançon. Mais nous nous sommes promis de nous contacter d’une manière ou d’une autre si l’un de nous avait du nouveau concernant la Quête du Vivant.
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