Samedi 10 septembre 2016, 21h28

  Que dire de ces premiers pas ?

  Déjà, qu’il y a cette impression d’être parti il y a des semaines qui ne font que cinq jours. Cette impression d’un départ proche et lointain à la fois. Le temps se joue de moi, comme à son habitude. A chaque changement de mon mode de vie, je me trouve comme happé par une boucle temporelle qui résume mon existence à cette nouvelle réalité. Les autres, passées, sont des rêves dans le  brouillard, souvenirs qu’il faut aller chercher loin pour les raviver.

  Oh, les impressions du passé sont toujours là, pour sûr ! Elles sont ce que je suis, font ce que je fais. Mais dans le présent seul existent les détails, toutes ces choses qui font le monde réel, qu’on ne remarque plus car on a l’habitude, pourtant, indispensables. Et de fait, seul est réel le présent ; et seul il compte vraiment. L’avenir, qui nous fait rêver et douter, l’avenir est un présent qui s’ignore. Un présent offert par la Vie : elle nous offre du temps avec pour seule consigne : « fais-en bon usage ! » A nous de savoir ce que ça veut dire…

  Je m’arrête pour vous raconter quelque chose que je viens de voir (et parce que vous en avez certainement assez de cette pseudo-réflexion philosophique, vous êtes là pour des histoires, bordel !). Derrière moi, donc, sur la route qui longe le parc où je me trouve, un couple de jeunes vient de passer. Ou plutôt de faire un simple allez-retour impromptu (précisons qu’il fait nuit et que nous sommes dans un endroit désert). Je ne comprends pas ce qui leur est passé par la tête, jusqu’au moment où je remarque qu’ils ont les yeux braqués sur un smartphone. Ils sont allés chercher un Pokémon. Tristesse. Ils n’ont même sûrement pas remarqué le voyageur assis à une table à dix mètres d’eux…

  Bref. Pardon chers lecteurs, je me recentre. Que dire de ces premiers jours ? Que j’apprends peu à peu à dire « oui ». Moi qui pensais, après quelques jours de marche sans parler à personne ou presque, que seul le stop allait m’aider à faire de belles rencontres, je suis bien obligé de me rendre à l’évidence : c’est ma peur de l’inconnu qui me freine, alors que les gens sont si curieux, aimables et bienveillants à mon égard.

  D’abord, il y a eu ce jeune qui, sur la route après Limours, s’arrête à vélo et engage la conversation, avant de me proposer  l’hébergement à Dourdan. J’hésite un instant et finis par refuser, prétextant qu’il est encore assez tôt, et que je compte avoir dépassé la ville en question ce soir. Excuse idiote ! Car au final, c’est bien à Dourdan que je dormirai, caché entre un terrain de tennis et la rivière, contraint de me prendre ma douche au crépuscule, les pieds dans la vase.

  Je m’arrête un instant. Pour la quatrième fois, une voiture passe sur la route déserte derrière moi, traîne un peu des pneus tout en passant, fait demi-tour un peu plus loin, et repasse dans l’autre sens. Affaire à suivre.

  Ensuite, il y a eu ces employés du service technique de la mairie d’Etampes, venus me rendre  visite le matin dans le parc où j’ai dormi. En les voyant approcher, je m’attends à une réprimande, une menace, et me prépare mentalement à une conversation désagréable.

  « Bonjour ! Vous avez dormi ici ? C’est le bon endroit, vous avez raison ! »

  D’abord incrédule devant leurs francs sourires, j’accepte bien vite de satisfaire leur curiosité. Quand je leur dis que je pars jusqu’en Iran pour un an, ce quinquagénaire grand, blond, costaud et un peu impressionnant se transforme en quinquagénaire grand, blond, costaud et ultra-sensible.

  « En Iran ! Oh, mais c’est fou, quel courage ! Moi, j’aimerais vraiment partir voyager aussi, mais je ne pourrai jamais, je suis trop anxieux, je suis incapable de m’en aller comme ça sans savoir où je vais dormir le soir, ça me fait peur. Et puis je n’arrive pas à me poser ; vous voyez, j’ai un jardin de quatre cent mètres carrés que j’entretiens très bien, mais je ne prends jamais le temps de m’y installer dans une chaise longue, juste pour le regarder… Du coup, je fais quand même du VTT, pour bouger un peu. Ah, mais c’est génial ce que tu fais. Après, bon, je ne me plains pas. C’est un choix ».

  Encore une parenthèse, car je viens de faire s’arrêter la cinquième voiture qui passe, fait demi-tour et repasse. Ils ont confirmé ma première théorie : ils chassent tous des pokémons, il y en a beaucoup par ici. C’est triste, mais ça élimine au moins ma deuxième hypothèse, celle du trafic de perroquets au bout de la rue, certes très improbable mais plus inquiétante. Quoique… Je vais peut-être me faire piétiner par un Bulbizarre pendant mon sommeil…

  « C’est un choix », c’est aussi ce que m’a dit Nico le lendemain. Nico, c’est de loin la meilleure chose qui me soit arrivée ce jour-là. Il est le quatrième qui me prend en stop, après, entre autres, un père de famille turc conduisant un camion frigorifique et me refilant un morceau de kébab qu’on lui a offert à la livraison, kébab que j’ai accepté, reniant momentanément mon végétarisme et prouvant du même coup que je commence à savoir dire oui aux opportunités qui se présentent à moi. Nico, donc, aimerait beaucoup voyager au long cours, lui aussi. Mais pour l’instant, il a un boulot qui lui plaît, bien qu’intense, «mais c’est un choix». De Nemours à Vienne (au Sud de Lyon, hein, pas en Autriche), nous parlons de tout : de nos vies respectives, de voyages, de ses anciens patrons qui voulaient l’empêcher d’être humain, de sa sœur qui a un handicap génétique rare, de la société actuelle, des éoliennes qu’on est obligé de faire tourner quand il n’y a pas de vent pour éviter qu’elles ne s’usent, de musique, de la rappeuse Kenny Arkana qu’il considère comme sa mère spirituelle… Il me dépose à Vienne, heureux comme tout.

  Mais c’était une rencontre – si géniale fût-elle – qui s’est faite par l’intermédiaire du stop. Moi qui me répète que je vais arrêter d’en faire après l’Italie, vais-je arriver à aller vers les autres autrement que par ce biais ? Le cinquième jour (aujourd’hui, car il n’est pas encore minuit) me prouvera que oui.

  D’abord, c’est cette indication, « port de plaisance », lue sur un plan de Condrieu (trois jeunes passent à pieds. Il y aurait deux mini-Dracofeu juste là, et ce serait «trop stylé!») réveillant en moi ce rêve qui m’a pris dès le moment où j’ai commencé à longer le Rhône : embarquer vers le Sud sur une péniche. Cette perspective enthousiasmante surpassant un moment ma peur, je me précipite vers ledit port, descends sur le ponton et lance un «excusez-moi» à la porte ouverte du premier bateau. Un homme en sort (étonnant, avec son air de bon marseillais et sa tresse noire d’indien) et me fait vite comprendre que je perds mon temps ici : je ne trouverai personne qui aille bientôt vers le Sud et qui accepte de me prendre à son bord.

  Peu importe. L’important, c’est que j’ai franchi le pas ! Non que je n’aie jamais fait ça, il nous arrivait fréquemment aux scouts de faire du porte à porte pour vendre des calendriers, mais c’était un… un rebloquage à redébloquer. Il me sera désormais plus facile d’aborder les gens, de toquer à une porte pour demander de l’eau par exemple.

  Et la suite est encore plus extraordinaire. Arrivé en fin de journée au Sud d’Aix-en-Provence, voici que je me fais interpeller par un homme assis sur un banc.

  « Drôlement pratique, ton truc ! »

  Comme d’habitude, Momo-la-Cariole attise la curiosité. Il s’appelle Silian, si je me souviens bien. Nous discutons un long moment sur ce banc. Il boit du thé. J’aime bien les gens qui boivent du thé ; je pensais au départ que c’était une bière.  Et il finit par m’inviter chez lui à dîner. Et cette fois, j’y arrive, je dis oui, presque sans hésiter !  Chez lui, entre un thé et une très bonne assiette de chou-riz-huile pimentée – oeuf dur – curcuma, nous  parlons de tout : de voyages (il rêve de partir en camion), de sa chienne Cayenne, de sa courageuse reprise d’études, de son «réveil» des 30 ans, de végétarisme, d’arts martiaux, d’une certaine recette de pain algérien. Je repartirai de chez lui le sourire jusqu’aux oreilles. Merci Maître Silian pour cette rencontre et cet accueil.

  Je pose là ma plume (ou plutôt mon stylo noir tout mordillé) car il se fait tard. Prochaine étape : apprendre à sortir mon appareil photo un peu plus  souvent !

  Pour l’instant, je vais m’arrêter quelques jours à Aix-en-Provence pour régler les dernières affaires avant de quitter la France, me connecter à internet, voir ma sœur Maïlys, mes amis Louise et Maxime, et faire la rencontre incroyable de deux chrétiens-voyageurs extraordinaires (qui feront peut-être l’objet d’un prochain article). A bientôt !