Accompagnés jusqu’au bout par Iraj, Nasrin et Sina, nous avons franchi la frontière Turco-iranienne le 3 novembre, après deux mois passés en Iran. Nous avons pris un bus jusqu’à Van, au Sud-Est de la Turquie. Cinq jours plus tard, nos chemins se sont séparés : Anaïs a rejoint en vitesse l’île grecque de Chios, pour y être volontaire auprès des migrants ; de mon côté, il me restait encore un mois pour rejoindre la côte Ouest de la Turquie, avant de passer à mon tour en Europe. Voici quelques faits intéressants de cette traversée en stop.

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KURDISTAN : DE VAN A DIYARBAKIR

  La ville de Van est réputée pour quatre choses : son lac d’eau gazeuse aussi immense que magnifique, ses petits déjeuners traditionnels, ses chaussures en cuir bon marché, et ses chats–nageurs uniques au monde. Mais c’est surtout une ville moderne, à la limite du « Kurdistan » turc, où il fait très bon vivre ! Entre ballades, emplettes, danse dans les bars et couchers de soleil, nous sommes intervenus dans la classe d’anglais de notre ami Jelil. Nous avons pu présenter notre voyage et échanger quelques mots avec de jeunes élèves très excités de nous voir !

  Ce même ami nous a parlé de sa vie, et de la situation des Kurdes en Turquie. Il nous a raconté comment, d’un village perdu au fond de la campagne, il s’est retrouvé à étudier l’anglais dans une grande ville, où on lui affirmait que le Kurde – sa propre langue ! – n’existait tout simplement pas. Il nous a parlé de la vie traditionnelle de son village, mais aussi des conflits, du gouvernement tyrannique et du PKK (les « rebelles » kurdes) qui taxe les habitants.

  De Van à Diyarbakır, j’ai pu constater l’omniprésence de la police turque dans toute la région kurde. Vingt minutes après mon départ, je me suis fait contrôler une permière fois par des policiers roulant dans une voiture militaire blindée. Puis, m’étant fait embarqué un peu malgré moi dans un bus par un homme inquiet de me voir faire du stop sous la pluie, je me suis fait à nouveau contrôler à l’un des postes de garde qui encerclent chaque ville. Seul étranger et seul passager à devoir descendre du bus, j’ai été forcé de vider entièrement mon sac à dos pour une fouille minutieuse.

  Diyarbakır est un peu le centre du Kurdistan turc. C’est là que je rencontre Zafer, Ferhat et leurs amis, qui sont tous profs spécialisés auprès d’enfants handicapés. Des amis avec le coeur sur la main, qui m’emmènent boire et jouer de la musique dans un bar qui dévoile sur ses murs des fresques représentant le Rojava (le kurdistan syrien) et la leader du YPJ, l’unité féminine de l’armée kurde qui s’oppose à Daesh. Grands lecteurs, philosophes en herbe, chanteurs… c’est entouré de leurs sourires que j’apprends quelques mots kurdes autour d’un incontournable chaï, chante « hasta siempre comandante », visite le centre-ville fortifié et écoute des chants traditionnels dans la maison d’un célèbre poète.

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RETOUR VERS ISTANBUL

  Ce qui frappe lorsqu’on arrive en Turquie après être passé par l’Iran, c’est de voir que presque aucune voiture ne s’arrête pour prendre un pauvre autostoppeur qui se pèle les pouces sur le bord de la route. Fort heureusement, le pays est traversé en tous sens par des camionneurs qui eux n’hésitent pas à s’arrêter, même si c’est au milieu de la nuit, sur une voie rapide vide et sans lumière, et cent mètres plus loin car ils ne t’ont vu qu’au dernier moment. C’est en grande partie grâce à ces anges gardiens lents mais endurants que je remonte vers le Nord jusqu’à Samsun, après une nuit glaciale dans la nature à Malatya et une nuit au chaud chez des amis de Zafer à Sivas.

  Reconnaissant avec plaisir les contours familiers de cette ville côtière, visitée six mois plus tôt, j’achève de répondre à une question qui me trottait dans la tête depuis mon départ de Van : le fait de voyager seul, et non plus avec deux filles comme en juin, rend-il les rencontres plus difficiles ? Eh bien non ! Mon intention de dormir dehors sous les douces températures du bord de mer est bien vite écartée par des hommes venus à la nuit tombée remplacer le toît amovible de la terrasse d’un café. Le responsable, un sexagénaire très spontané, me propose bien vite un chaï, et un lit pour la nuit. Puis le lendemain matin, alors que je traîne dans le centre commercial avant de reprendre la route, je suis abordé par deux jeunes hommes, qui m’invitent à déjeuner, ravis de rencontrer un étranger. L’un d’eux ne tarde pas à me proposer l’hébergement pour la nuit. Comment refuser ? Je partirai donc un jour plus tard.

  Je retrouve mon hôte après son travail, sans savoir tout ce qu’il me réserve. « Je veux te montrer quelque chose de ma culture que tu n’as jamais vu », me dit-il à grands coups de Google Translate. Nous nous rendons d’abord chez ses parents, qui me font découvrir la fabrication des traditionnels pains plats. Puis nous repartons dans le centre ville, où je me retrouve soudain en short de bain, au milieu des vapeurs de mon premier hammam. Une nouvelle expérience des plus inattendues et des plus agréables !

  Le hammam, ça fait dormir comme un bébé. Lorsque je me réveille, en fin de matinée, je comprends que mon intention de partir tôt pour arriver le jour même à Istanbul n’est plus d’actualité. Après une nouvelle journée de stop, je m’arrête enfin à Ilgaz, à peu près à mi-chemin. Je me réfugie dans un café en bord de route pour avancer sur le dernier article et discuter un peu avec ma soeur au téléphone. Lorsque je sors, il fait nuit noire. L’air est glacial ; il faut vite que je trouve un endroit pour dormir. Je erre autour d’un échangeur routier, repère une vieille cabane en ruine qui ne m’inspire pas, m’aventure dans un village désert et parviens finalement devant une mosquée. Elle est ouverte, et les tapis qui recouvrent le sol semblent très confortables. Mais quelque chose me retient de m’y installer. A l’extérieur, les toilettes publiques sont également ouvertes ; à l’entrée, il y a une salle très propre, avec un banc et des robinets au niveau du sol pour se laver les pieds. Il y fait assez chaud ; je décide d’y passer la nuit.

  Lorsque je repars en catimini au petit matin, je vois la porte de la mosquée ouverte. Je m’imagine me réveillant à l’intérieur, pour découvrir le visage incrédule d’un turc moustachu qui me surplombe de toute sa hauteur. Je frétille pour me rhabiller dans mon sac de couchage en balbutiant un « Merhaba… benim fransuz… geceler soğuk… » Bref, j’ai bien fait de dormir dans les toilettes.

  Je reprends la route, et arrive finalement à Istanbul ! Prolongeant mon séjour à cause de la pluie, je suis hébergé chez un collègue de mon ami Fuat, un turc francophone que j’avais rencontré lors de mon premier passage à la capitale. Après quatre jours à dormir, écrire, acheter un nouveau ukulélé et déambuler dans les rues du quartier de la tour Galata, je passe une dernière soirée musicale avec eux avant de repartir vers le Sud pour Ayvalık.

Tour Galata, Istanbul

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RETRAITE SAUVAGE A AYVALIK

  Deux jours plus tard, alors que j’échange quelques mots en turc avec la patronne d’un petit café en bord de mer, je  réalise soudain que je n’avais pas eu l’occasion de parler à une femme depuis Diyarbakır, soit onze jours, quatre villes et deux mille kilomètres plus tôt. L’absence de mixité est toujours aussi choquante.

  Je décide de que l’humanité peut bien se passer de moi pour quelque jours, et m’enfonce sans plus attendre dans la péninsule voisine. Lorsque j’en atteinds l’extrêmité, je suis seul. Je plante la tente sur une plage jonchée de déchets que j’ai tristement appris à ne plus remarquer. Pendant trois jours, je lis, je dors, je ramasse du bois, fais du feu, mange, médite, me baigne une demi-seconde, écris un peu, lis à nouveau, dors encore. La solitude redevient familière, amicale.

  J’ai peu d’images de cette dernière excursion. Ma carte mémoire a disparu quelques jours plus tard. Alors pas de couchers de soleil rouge-carotte, pas de mers aux eaux turquoise. Seulement une chanson pour conclure, enregistrée à la demande d’Anaïs. Une vieille chanson pleine de souvenirs !