Un vieil article, incomplet, a été retrouvé dans les obscurs brouillons ce blog, après de longues heures de fouilles d’une minutie archéologique ! Probablement écrit dans une auberge de jeunesse en Bosnie Herzégovine, il est publié ici en exclusivité, à l’état brut, sans retouche ni modification.

Retour quatre ans en arrière…

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  Je ne m’attendais pas, à peine entré sur la péninsule balkanique, à subir l’influence des dieux grecs. Ce fut pourtant le cas.

  Mes premiers jours en Croatie, je les passai sous l’oeil bienveillant de Poséidon. L’Adriatique s’offrait à moi dans toute sa splendeur, alors que je parcourais en voiture les derniers kilomètres me séparant de la côte, accompagné par une solvène souriante qui avait eu la gentillesse de me prendre en stop. Me déposant à l’entrée d’un camping près d’Opatija, elle me tendit un billet de 10 Kuna, qui me permettrait de payer l’emplacement, mais aussi le bus pour Rijeka.

  Rijeka, principal port au Nord de la Croatie, est l’illustration même de cette chanson des Blérots de Ravel, Les girafes bleues du bord de mer. Ces girafes, ce sont bien entendu les grues immenses servant à charger et décharger de containers les cargos affamés. Si Hermès était autrefois le dieu du commerce autant que celui des voyageurs – car alors commerçants et voyageurs allaient de pair, qu’en est-il aujourd’hui ? Je ne me trouvais aucun point commun avec ces monstres de métal dévorant le monde miette par miette, boîte de conserve par boîte de conserve. Toutefois, il est vrai que ces grues au long cou possédaient une certaine majesté, dans la lumière orangée du crépuscule. Et ce n’est qu’à la nuit tombée que je parcourus à pieds les huit kilomètres entre le centre ville et le camping, respirant à grandes bouffées les fumées croato-germaniques de la circulation, car il est vrai que les touristes allemands abondent dans cette région.

  Le lendemain, je cédai à la tentation de prendre un bus pour quitter la zone industrielle qui encercle inmanquablement tout gros port de commerce. Je fus donc déposé en fin d’après-midi dans un petit village au bord de la route principale, que je longeai ensuite sur quelques kilomètres. Mais le sentiment d’insécurité induit par chaque voiture me dépassant dans un courant d’air me fit bien vite préférer un chemin s’enfonçant dans la lande…

  Les heures qui suivirent me firent réaliser mon plus gros défaut : je déteste revenir sur mes pas. Et ce caractère borné peut me mener au pire comme au meilleur. Car la côte croate présente en cet endroit une végétation sèche, dense et souvent épineuse, divisée en parcelles carrées par d’interminables murs de pierre sèche.  Le chemin me conduisit d’abord à une carrière à ciel ouvert, offrant une vue imprenable sur la mer et sur l’île de Krk, qui étend devant l’horizon son sol nu et ses reliefs abrupts. Après, ça se transformait en un réseau de sentiers mal définis, longeant les murs de pierre, sentiers dans lesquels je me bornais à m’enfoncer avec une seule phrase en tête : « Ça va va bien finir par arriver quelque part ! »

  Ce fut le cas, en effet. Après une descente particulièrement raide, je débouchai à la nuit tombée sur une crique isolée. Elle abritait un petit port désert, où quelques bateaux amarrés à des pontons attendaient, immobiles, devant des habitations côtières variées, allant de la caravane à la véritable maison. Immobile. Ce mot semble avoir été inventé dans ce lieu. Pour ce lieu.

Le temps lui-même semblait s’être arrêté.

Et quel silence, sur cette mer d’huile ! Pas un silence silencieux, non, un silence bruyant, un silence de fond où chaque son se détache clairement, amplifié par mille. Silence venu d’un monde parallèle, un monde affranchi des lois de l’espace et du temps. Les sons du bateau de pêcheurs, perdu au loin dans l’obscurité naissante, me parvenaient aussi distinctement que s’ils eussent été devant moi. Les mots de leur conversation se mêlaient au clapotis de l’eau, à l’activité nocturne d’un quelconque oiseau marin, aux battements d’ailes des chauves souris, au bruit de mes pas, de ma respiration. Chacun de mes mouvements tentait instinctivement de se faire le plus discret possible, pour ne pas troubler ce monde étranger où j’étais entré par hasard.

  Ayant fait le tour de la crique, j’avais pu constater que j’étais absolument seul. Les pêcheurs, que je pensais voir revenir vers moi, s’éloignèrent au contraire. J’étais véritablement dans un lieu à part, inaccessible, ou plutôt n’étant accessible que par inadvertance, par accident. Aucune voie carrossable n’y menait ; les quelques caravanes et maisons semblaient avoir poussé là toutes seules – comment auraient-elles pu aller se percher dans la pente autrement ? Je m’installai sur la plateforme carrée d’un ponton de béton, cuisinai quelque chose, et ne tardai pas à me coucher sous une bâche.

Je dormis d’un sommeil sans rêves.

Crique isolée

Le lendemain – mais était-ce vraiment le lendemain ? – le réveil fut tout aussi irréel. Le brouillard se leva lentement. Je regagnai alors la route pour marcher jusqu’à Crikveniça, puis Selçe. Ayant obtenu une carte des chemins de randonnée de la région dans un office du tourisme, je pus trouver un sentier jusqu’à une plage de galets déserte, un peu au sud de la ville. J’installai mon bivouac entre la falaise et le bord de l’eau, et pris mon premier bain dans une eau délicieuse. Poséidon, vous dis-je, m’avait pris sous son aile. Il associa ses efforts à ceux d’Hélios pour me faire cadeau, une fois encore, d’un coucher de soleil à couper le souffle, sur une mer toujours aussi plate.

  Ce ne fut que le lendemain que les choses commencèrent à se gâter. Je ne m’en aperçus pas alors ; la houle naissante et les nuages encore peu menaçants ne m’apparurent pas comme les signes avant coureurs qu’ils étaient pourtant. Ne me souciant ni de Poséidon, ni de Zeus, je concentrai mon attention sur Hermès, qui mettait sous mes pieds et ma roue un chemin tortueux, plus adapté à une chèvre qu’à un voyageur muni d’une brouette peu maniable. Morisbis (car c’est le nom de cette chose) et moi-même ressortîmes pourtant plus soudés, après une journée de montées, descentes, passages de rochers, escalade, crises de nerfs et, il faut le reconnaître, paysages toujours aussi magnifiques. Le MTT (Morisbis Tout Terrain) est une activité autrement plus physique que ce cyclisme de croisière qu’est le VTT, et c’est avec des litres de sueur en moins que j’arrivai à midi à Novi Vinodolski, pour faire quelques courses avant de poursuivre sur une route plus tranquille jusqu’à Klenovica. Rejoignant alors la route principale, je marchai encore quelques kilomètres jusqu’à la pointe de Cardak, où je fis la connaissance d’un pêcheur local, ancien matelot à la retraite, ayant parcouru les quatre coins du monde sur des cargos. Je compris un peu mieux ce que venait faire Hermès dans tout ça. Le vieil homme se fit d’ailleurs porte parole du Dieu messager, qui m’avertit par sa bouche de l’arrivée imminente de la pluie.