Balos.
Posté en haut du chemin de terre rouge paprika qui descendait jusqu’à la plage, je contemplais le paysage époustoufflant s’ouvrant devant mes yeux. En bas de la falaise au sommet de laquelle je me trouvais, une bande de sable parsemée de rochers et d’arbustes s’étendait à l’infini le long de la côte. Au-delà, une lagune peu profonde offrait au regard ses eaux bleues turquoise, encadrées par une chaîne de rochers sur la gauche, et sur la droite par des bancs de sable blanc régulièrement recouverts par les vagues. Elle coupait la mer en deux, reliant à la terre l’île de Tigani, étonemment majestueuse pour un simple amas de pierres et de buissons entouré de falaises. Un peu plus loin sur la droite, s’élevaient au large de la péninsule deux autres îlots au sommet plat couvert de végétation. Je cherchai avec un certain espoir le bateau du capitaine crochet. Tout ceci paraissait un peu irréel, comme un monde à part, un « pays imaginaire », dont l’entrée invisible se trouvait quelque part sur ce chemin de terre rouge paprika situé dans le coin Nord-Ouest de la Crète.
Je remis sur mon dos le sac contant duvet et tapis de sol, sur lequel étaient accrochées deux lourdes sacoches de vélo et un ukulélé. Portant à la main les deux sacoches restantes, j’entrepris de descendre le long chemin jusqu’à la côte. Les presque-insurmontables montées de la piste défoncée empruntée pour atteindre le parking au départ du sentier se faisaient encore sentir dans les cuisses, et le ciel s’assombrissant de minute en minute me disait clairement que le repos véritable devrait attendre encore un certain temps.
De fait, il se fit attendre une nuit entière. Après que toute l’eau du monde se fut abattue deux fois sur ma tente, après que le tonnerre et les éclairs aveuglants se furent suffisamment fait remarquer pour satisfaire leur insupportable complexe de supériorité, ils décidèrent de me laisser tranquille aux alentours de 6h du matin. Trois heures plus tard, je fus réveillé par un groupe de chèvres incroyablement bruyantes ; j’ai appris un peu après qu’elles avaient fait un pari avec un cumulonimbus rencontré la veille dans un bar, pour savoir lequel des deux pourrait m’emmerder le plus. Ce que je n’ai pas appris un peu après, mais seulement deux nuits plus tard, c’est que que ce pari comportait trois manches, et que celle-ci n’était que la première.
Réveillé, donc, je sortis de ma tente pour profiter de l’éclaircie en explorant les alentours. Je longeai la côte vers le Nord. La première chose qui me sauta aux yeux, fut la présence sur la plage de nombreux cailloux très noirs, qui s’avérèrent au toucher être des galettes de mazout. C’est avec une tristesse mêlée de dégoût que je cherchai autre chose de plus plaisant sur lequel porter mon regard. La deuxième chose qui me sauta aux yeux, fut l’incroyable diversité des déchets éparpillés sur la plage, dont la plupart avaient pour point commun d’être composés de plastique. Lorsque je réalisai que la troisième chose me sautant aux yeux était l’invasion d’innombrables crottes de chèvres disséminées entre les morceaux de plastique et les galettes de mazout, je décidai de ne pas rester sur cette plage plus longtemps que nécessaire.
J’en étais arrivé à ce point dans mes réflexions, quand mon regard fut attiré par quelque chose d’autrement plus intéressant : une série d’empreintes de pas. Etonné de constater la présence d’un autre être humain si loin de tout, qui de surcroît avait dû passer là tout récemment sans quoi ses traces auraient été effacées par l’orage, je grimpai sur un gros rocher pour avec une meilleure vue sur le paysage. Je le vis tout de suite, de l’autre côté de mon perchoir. Il se trouvait au fond d’une petite crique, à l’entrée d’une sorte de grotte dont l’entrée était partiellement masquée par une barrière de planches. C’était un jeune homme d’environ mon âge, le crâne rasé, le sourire aux lèvres, enveloppé dans un gros manteau noir qui me fit réaliser que j’avais moi même un peu froid. Il s’avéra qu’il était Néo-Zélandais et s’appelait Matthew. Voyageant depuis quelques semaines déjà, il s’était installé sur la plage d’à côté cinq jours plus tôt. L’orage de la veille l’avait forcé à rapatrier en urgence sa tente et ses affaires dans la grotte derrière lui.
Nous partîmes marcher le long de la côte, tout en poursuivant notre discussion sur le voyage, le monde, l’engagement militant et le (non)sens de la vie en général. De l’autre côté de la baie, nous rencontrâmes un vieil homme occupé à planter un morceau de bois entre deux rochers à l’aide d’une grosse masse. Trouvant cette activité ma foi fort intrigante, mais ne sachant pas comment lui demander des explications, je me contentai d’échanger avec lui quelques banalités en grec. C’est pendant cette courte discussion que j’appris l’histoire du pari stupide entre un cumulonimbus et les chèvres ; si comme je le pense j’ai correctement traduit ce qu’il me disait.
Nous retournâmes chacun à nos abris respectifs, le temps de prendre un peu de repos avant que je rejoigne Matt’, à la nuit tombée, pour une soirée autour du feu à discuter et chanter, accompagnés de sa guitare et du ukulélé. Je décidai que, malgré le mazout et les morceaux de plastique, je pourrai bien rester encore deux jours de plus…
Le lendemain, nous avions décidé, Matthew et moi, de traverser le lagon pour grimper au sommet de l’île de Tigani. Nous n’aurions pas pu arriver secs-et-saufs de l’autre côté sans les précieux conseils du mystérieux pêcheur de la veille, qui nous indiqua le passage le moins profond à travers l’étendue d’eau. Remettant nos chaussures, nous grimpâmes d’abord jusqu’à une grotte que nous avions repéré de loin. Elle offrait une vue imprenable sur l’ensemble de la baie, et je me souvins soudain d’avoir lu que cet endroit avait autrefois été occupé par des pirates. Il n’était pas difficile d’imaginer un guetteur installé dans cette grotte, une longue-vue dans une main et (histoire de pousser le cliché jusqu’au bout) une bouteille de rhum dans l’autre. A présent, manifestement, elle était surtout occupée par des chèvres, qui avaient pris soin de redécorer le sol en le recouvrant de leurs déjections. Nous redescendîmes, en rêvant tous les deux d’y revenir avec une pelle, un balai, des vivres et quelques bouts de bois pour s’y installer pendant quelques mois.
Après avoir suivi le chemin jusqu’à une petite chapelle, puis jusqu’au sommet qui offrait une vue imprenable sur l’horizon méditerranéen (une simple ligne entre une étendue bleu foncé et une étendue bleu un-peu-moins-foncé, en somme), nous redescendîmes sur la plage, où nous tombâmes de nouveau sur notre ami pêcheur. Nikos, c’était son nom, portait une grosse veste chaude, un short de bain bleu marine et des chaussons de plongée. Ses cheveux était gris, son visage ridé, marqué par le passage du temps. Il marchait en boîtant fortement, s’aidant d’un bâton en bambou pour compenser la faiblesse de sa jambe droite, dont la cheville très maîgre se tordait à chaque pas. Il avait tout l’air, en somme, d’un ancien pirate à la retraite, resté pour surveiller les lieux. Très naturellement, il nous demanda de l’aider à déterrer des oignons sauvages qui poussaient là. Il nous apprit à les reconnaître, nous expliquant qu’il faudrait ensuite les plonger dans l’eau pendant deux jours avant de pouvoir les manger. Puis il profita encore de notre présence pour déplacer des gros rochers afin de rétablir le courant circulant normalement entre les deux côté de la lagune, avant de nous emmener en barque à l’autre bout de la plage, jusqu’à chez lui où il nous invita à partager un repas.
Ce ne fut pas le meilleur déjeuner de ma vie. Contraint par politesse d’avaler de gros morceaux de poulpe caoutchouteux et d’agneau filandreux, je m’efforcais de penser à autre chose, tandis que Matt s’efforcait de vider le contenu de sa propre assiette dans la mienne à chaque fois que notre hôte regardait ailleurs. Une fois surmontée cette insurmontable épreuve, quelques verres de raki nous aidèrent à faire couler le tout, tout en faisant couler la conversation, qui dura jusqu’à la nuit tombée. Nikos vivait ici depuis plus de quinze ans, dans ce qui ressemblait plus à un amas de planches récoltées sur la plage qu’à une véritable maison. Il passait le plus clair de son temps à pêcher, récolter des coquillages et des plantes sauvages, dormir, manger, aller à Kissamos en bateau pour faire quelques courses et vendre quelques légumes qu’il faisait pousser dans une autre propriété, et discuter avec les quelques touristes qui passait par là. Il sortit un livre avec des petits messages écrits en Français, anglais, allemand et arabe, qui protestaient contre les récentes tentatives des institutions pour l’expulser du lieu ; nous ajoutâmes tous deux notre voix à cette pétition spontannée. Nikos faisait littéralement corps avec cet endroit, il le surveillait, l’entretenait, aidait et accueillait les visiteurs de passage ; on n’aurait pu imaginer le lieu sans lui.
Matt et moi retournâmes jusqu’à sa grotte à la lumière de la pleine lune, où nous repassâmes une soirée à discuter autour du feu. Nous parlâmes de l’état du monde, de sa géniale incohérence, de sa triste absurdité, de nos inquiétudes et nos espoirs pour son avenir incertain. De l’importance de voyager pour mieux le connaître, mieux s’en émerveiller.
Le lendemain, le temps vint de plier babage. Matt et moi passâmes dire un au-revoir musical à Nikos, autour d’un café, d’une guitare, d’un ukulélé et d’un pêcheur de passage. Puis nous entreprîmes de remonter en deux allers-retours toutes nos affaires au parking, l’occasion de discuter avec une famille d’américain venus faire de l’escalade sur les falaises voisines.
Quelques temps plus tard, nous nous retrouvâmes de nouveau dans le monde réel, dans le centre ville de Kissamos. Après avoir partagé un dernier fouré aux épinards, je repris seul le vélo vers Chania.
23 mars 2017 at 8 h 37 min
s’offrir un break avec tes récits est fabuleux, take care !